L'installation de l’univers avec ses paramètres de temps, de personnes et
d'espace devrait se faire au début du roman, selon les règles de l’art. Or, le roman
de Tournier commence par un long passage tout en italique et séparé du corps
même du roman, un récit doublé: il relate parallèlement la tempête qui fait couler
la Virginie et la scène de cartomancie dans la cabine du capitaine à laquelle
Robinson est soumis. Si l’espace et les personnages sont bien identifiés dès le
début, nous devons attendre plusieurs pages avant d'obtenir la première indication
de temps, la date précise de la tempête en l'occurrence. Cette indication — a la
Jin de l'après-midi de ce 29 septembre 1759 (absolu) — est suivie quelques lignes
plus loin par deux heures plus tard (relatif), vient ensuite la troisième indication
de ce passage, dix jours auparavant (également relatif). Plus aucune indication
directe ne vient s’y ajouter. D'ailleurs, on n’aura plus aucune date dans tout le
passage analysé. (D'ailleurs, dans le roman la date du naufrage est la seule
indication temporelle placée sur un axe temporel quelconque, elle sera reprise à
la fin.)
La scéne dans la cabine du capitaine est prémonitoire: les cartes de tarot,
interprétées par le capitaine, semblent prédire ce qui arrivera 4 Robinson, alors
que la tempéte sera le déclencheur de la réalisation des prophéties. Au niveau de
la gestion du temps, l’auteur ralentit le cours des événements en relatant d’une
manière détaillée à l'extrême tout ce qui se passe dans la cabine, y compris les
silences et les mots, et c’est le cas aussi de la tempête, ce qui donne une belle
opposition entre le calme de la cabine et la brutalité bruyante de la tempête.
Robinson est doublement dérangé: par son capitaine et ses prophéties, et aussi
par le déchaînement des éléments.
Le récit proprement dit du roman commence donc après le naufrage, le
lendemain, comme l'indication la tempête de la veille* nous en informe. Pour
cette première journée, nous n'avons que deux événements racontés : le premier
est l'assassinat d’un bouc, raconté très minutieusement, avec des verbes qui
découpent les mouvements en des phases successives très brèves, le récit prend
presque une page entière.
Citons comme exemple le moment de la mort de l'animal: «Il leva son gourdin
et l’abattit de toutes ses forces entre les cornes du bouc. Il y eut un craquement
sourd, la bête tomba sur les genoux, puis bascula sur le flanc. »
Le deuxième événement est l'escalade du mont avec la découverte de la grotte
qui jouera plus tard un rôle important. La seule indication temporelle ici est