LA NOURRITURE COMME ÉLÉMENT DU PAYSAGE CULTUREL
La soupe aux pois fumait déjà dans les assiettes. Les cinq hommes s’attablèrent
lentement, comme un peu étourdis par le dur travail ; mais à mesure qu'ils repre¬
naient leur souffle leur grande faim s’éveillait et bientôt ils commencèrent à manger
avec avidité. Les deux femmes les servaient, remplissant les assiettes vides, appor¬
tant le grand plat de lard et de pommes de terre bouillies, versant le thé chaud dans
les tasses. Quand la viande eut disparu, les dîneurs remplirent leurs soucoupes de
sirop de sucre dans lequel ils trempèrent de gros morceaux de pain tendre ; puis,
bientôt rassasiés parce qu’ils avaient mangé vite et sans un mot, ils repoussèrent
leurs assiettes et se renversèrent sur les chaises avec des soupirs de contentement,
plongeant leurs mains dans leurs poches pour y chercher les pipes et les vessies de
porc gonflées de tabac (66-67).
Hémon a donc réussi à esquisser les habitudes alimentaires et des plats représen¬
tatifs au public français et à y représenter brièvement le contexte sociologique
et anthropologiques — le milieu familial, les habitudes alimentaires telles que
la commensalité — et aussi les données économiques (la modestie et la rigueur
de la vie des franco-canadiens).
Tout en mettant en valeur la tradition du roman de la terre, Hémon a réus¬
si à introduire dans cet ouvrage emblématique les éléments documentaires,
afin d’assouvir la curiosité de son public français au sujet des paysages cana¬
diens ; la représentation des habitudes alimentaires des Canadiens français y
contribue largement. Son roman expose déjà la confrontation entre la vie à la
campagne et en ville moderne ; ceci s’avèrera être un des phénomènes majeurs
du XX° siècle et trouvera son reflet dans la production littéraire du Canada
francophone.
LES MIGRATIONS VILLE-CAMPAGNE ET LIMMIGRATION:
LES HABITUDES ALIMENTAIRES DANS LES OUVRAGES DE GABRIELLE ROY
Nous examinerons maintenant la représentation de la nourriture dans le roman
urbain Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. Ce roman fait passer en revue la
vie de plusieurs personnages du quartier ouvrier de Saint-Henri, emblématique
de Montréal de cette époque! et fait revivre au lecteur le quartier lui-même,
en faisant défiler les noms des rues, des restaurants, des cafés, ainsi que les
descriptions de leur intérieur. Ensemble avec Adina Balint (74), rappelons que
la littérature québécoise n'existe pratiquement pas sans Montréal. La métropole
de Québec est, dans l’œuvre de Gabrielle Roy, une ville bruyante, où la vie se
déroule de manière rapide. C’est un lieu de rencontres, mais aussi de
1 Dans l'interview publiée par Radio Canada, Gabrielle Roy s'exprime sur la dureté de vie des
habitants de ce quartier notoire dans cette grande ville industrielle (Radio Canada).