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CANADIAN LANDSCAPES/ PAYSAGES CANADIENS

carrefours des chemins de fer, l’écriture propose du lieu une vision nouvelle
qui ne correspondrait pas avec l’espace urbain et architectural concret.

Il s’arrêta au centre de la place Saint-Henri, une vaste zone sillonnée du chemin de
fer et de deux voies de tramways, carrefour planté de poteaux noirs et blancs et de
barrières de sûreté, clairiere de bitume et de neige salie, ouverte entre les clochers et
les dômes, à l’assaut des locomotives hurlantes, aux volées de bourdons, aux timbres
éraillés des trams et a la circulation incessante de la rue Notre-Dame et de la rue

Saint-Jacques. [...] (Roy, Bonheur d’occasion 37-38).

À l'issue de cette démarche d’interiorisation, les lieux font corps avec le scrip¬
teur-contemplateur: parler du lieu revient a parler de soi. Parler de Saint Henri,
représenter la rue Saint Augustin devient une question identitaire. Quand
l’espace est impossible à percevoir sous sa forme concrète de lieu, le réalisme
seul ne marche pas et cède la place à une perception intériorisée, symbolique,
psychogène. L'esthétisation fait trembler le lieu, elle le déstabilise parce qu’elle
néglige son caractère clos. Les procédés utilisés dans le texte pour décrire le
milieu urbain, sont révélateurs du contenu sémantique qui lui est associé. Le
quartier ne s'offre pas seulement au regard, il peut se visiter, être parcouru et
exige la participation du corps au cours de cette expérience esthétique au sens
propre du terme.

La maison où Jean avait trouvé un petit garni se trouvait immédiatement devant
le pont tournant de la rue Saint-Augustin. Elle voyait passer les bateaux plats, les
bateaux-citernes dégageant une forte odeur d’huile ou d’essence, les barges a bois,
les charbonniers, qui tous lancaient juste a la porte leurs trois coups de siréne, leur
appel au passage, à la liberté, aux grandes eaux libres qu’ils retrouveraient beaucoup
plus loin, lorsqu'ils en auraient fini des villes et sentiraient leur carène fendre les
vagues. Mais la maison n'était pas seulement sur le chemin des cargos. Elle était
aussi sur la route des voies ferrées, au carrefour pour ainsi dire des réseaux de l'Est
et de l'Ouest et des voies maritimes de la grande ville. Elle était sur le chemin des
océans, des Grands Lacs et des prairies. [...] ce n’etait autour d’elle que poussiére
de charbon, chevauchée des roues, galop effréné de vapeur [...] Etroite de facade, la
maison se presentait drölement a la rue; de biais comme si elle eüt voulu amortir

tout les chocs qui l’ebranlaient (Roy, Bonheur d’occasion 34).
Lécriture de Gabrielle Roy met en œuvre la perception sensible, où s’entremêlent
vision, odeur et ouï pour créer une atmosphère à la fois réaliste, familière et

poétique:

La fièvre du bazar montait en elle, une sorte d’'énervement mêlé au sentiment confus

qu’un jour, dans ce magasin grouillant, une halte se produirait et que sa vie y trou¬

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