Verlaine (25), elle choisit les mots simples, souvent tirés du lexigue courant,
pourtant nuancés et insérés dans les phrases qui sécoulent comme le fleuve.
Ces mots constituent une langue originale qui signifie plus quelle ne dit. Ain¬
si par exemple le fleuve revêt plusieurs significations: il traduit les états d’âme
et balise les situations-limites. Ainsi la mère, après le diagnostic fatal, se baigne
dans le fleuve"; pour identifier le corps du fils suicidé, le père réticent doit re¬
joindre la ville par la route du fleuve (Drapeau, L'Enfer 89); la narratrice épuisée
n'arrive pas à traverser le fleuve pour rendre visite à sa sœur malade, car «les
crises de panique étaient si violentes qu’{elle] availt] peur de perdre la maîtrise
de [sJoi-même et de glisser vers l’onde, d’être entraînée par le courant profond...»
(Drapeau, La Terre 6). Avec la terre, le fleuve constitue l'élément identitaire,
essentiel pour la narratrice attachée au pays natal même après son départ pour
la ville: «Nous sommes nés au nord» (Drapeau, Le Fleuve 20), dit-elle, s’iden¬
tifiant aux « gens de la forêt [...] forgés » par le fleuve, contrairement aux « gens
de la terre » (20) habitant le sud, «un grand paysage plat, doux» (21). Séparant
le sud « de guimauve fondant » (23), «si facile et confortable » (23) du «monde
rude et froid » (25) du nord, le fleuve, emblème de l'identité collective, est aus¬
si symbole de la frontière, réelle et imaginaire, entre la vie familiale avant et
après la noyade, entre l'enfance et l’âge adulte ainsi qu'entre la vie réelle et la
vie rêvée, l’une imposée par les contraintes de la tradition, l’autre délibérément
choisie. Image du temps qui passe, le fleuve peut se lire également comme celle
de l'émancipation et de la liberté: pour quitter la vie contraignante de la Cöte¬
Nord et s'installer en ville, les enfants prennent la route du fleuve qu'ils doivent
reprendre lors de chaque retour à la maison natale.
Nous avons vu que pour représenter les paysages extérieurs, l’écrivaine québé¬
coise mobilise avant tout le regard. Ainsi, la forêt est noire ou bleue, le fleuve noir,
la terre blanche en hiver, le paysage rouge en automne, «les lacs [...] si lisses en
surface [...] débordant des jaunes les plus chauds, des rouges vins les plus volup¬
tueux, des orangés tachetés de noir et de violet » (Drapeau, Le Fleuve 53). Toute¬
fois ses évocations du paysage possèdent des dimensions sensorielles autres que
la vue; l’odorat et le toucher, en premier lieu, maïs aussi le goût et l’ouïe. Ainsi la
voix narrative mentionne, entre autres, «les parfums envoûtants de conifères »
(12), «les puissantes exhalations de la terre » (65), le printemps «avec les parfums
vigoureux du dégel» (65), «les fumées de l'usine » (15), «la mousse spongieuse de
la forêt » (12), «le bruit terrible du vent» (58),« l'odeur de la vanille » (85) qui, telle
la madeleine proustienne, fait penser à la mère défunte.
C'est surtout le fleuve qui est saisi par plusieurs sens: «l’eau glacée» (26),
«la glace salée du fleuve » (38), «l’air du fleuve » (26), «l’eau sombre » (29), «le
fond sombre et glaiseux avec ses vaguelettes de sable ferme qui font si mal à