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ENIKŐ SEPSI

nature. Nous examinerons ces moments poétiques d’aprés un récit intitulé « Les
Planches courbes », extrait du recueil duméme nom: Les Planches courbes (2001).

Le texte est une réécriture de l’histoire de Saint-Christophe. Le garcon qui ne
se souvient pas des mots, ou des concepts comme « père » ou «nom », demande à
un homme très grand, le passeur, de le faire traverser entre les deux rives. Le pas¬
seur lui explique entre-temps ces mots, et le garçon commence à désirer. Désirer
d’avoir un père. Mais le père par définition devrait avoir une maison qu'il n’a pas.
Au moment où les planches courbes de la barque s’emplissent d’eau, et où le géant
le prend dans son cou, il paraît que l’autre rive est très loin, dans l'infini même:

«— Oh; s’ilte plaît, sois mon père! Sois ma maison!
Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots.
Il faut oublier les mots.

Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà, et de son bras
libre il nage dans cet espace sans fin de courant qui s’entrechoquent, d’abimes
qui s’entrouvrent, d’etoiles”®. »

La fable, entendue d’aprés Bakhtine comme un genre du discours et que
Mallarmé est justement soucieux d’eviter dans Un coup de des, engage le texte
dans des relations spatio-temporelles précises, c’est-a-dire dans une finitude. Le
discours poétique devient une espéce de morale précaire en action, elle entend
retrouver la parole dans sa dimension la plus élémentaire pour ne pas acheter a
bas prix un infini métaphorique dans la langue. Cette « poésophie » ou « poé¬
thique »”', néologismes qui marquent bien l'orientation de cette poésie s'inscrivent
dans la perspective de l’ontologie existentielle qui caractérisent cette génération
que l’on appelle les poètes de la présence. Cette « poésophie » cherche à la fois à
faire apparaître un «au-delà » du réel et à rester dans l’immanence du sujet et
de la réalité qui l'entoure.

Qu'est-ce donc que la vérité de parole pour Yves Bonnefoy ayant écrit son
«Anti-Platon » ? Laisser fonctionner la dénonciation de l’image si bien effectuée
par le subplot du récit, trouver « l’entaille dans le mur », jeter les dés, c’est-à-dire
accepter le hasard en action. Cette entaille dans le mur” ot la présence fait ir¬
ruption malgré la représentation qui reste toujours partielle, cette entaille est
soumise a une ordalie, ce qui est toujours une agonie des signifiants, parce que
ce « vrai lieu » ne se manifeste que dans une dialectique de la vie et de la mort,

2 Yves Bonnefoy, Les Planches courbes. Poésie/Gallimard, 2001, p. 104.

2° Dex expression de J.-C. Pinson, cité par Roger Navarri dans «Situation d’Yves Bonnefoy », in
Poétique et ontologie, colloque international Yves Bonnefoy. Ardua-William Blake and Co., 2008,
p. 23.

22 V. le poeme intitule « L’entaille » in Yves Bonnefoy, La vie errante. Paris, Mercure de France, 1993.

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