car en bousculant les limites sensibles et les frontières de genres et de formes,
cet infini est toujours menacé de disparition. L'infini conduit 4 l’informe, a
l'amorphos, tel le sublime chez Kant ou la mer sans fond décrite par Victor Hugo
dans son poéme, « Oceano Nox » (Les rayons et les ombres, 1836). Le philosophe
Schelling, qui fut proche un temps du premier romantisme, condamne dans ses
Lettres philosophiques sur le criticisme et le dogmatisme de 1795-96 les deux
tendances opposées de la philosophie du moi de Fichte et de la philosophie de la
nature de Spinoza. Fichte, en accordant tout crédit à la réflexion subjective,
Spinoza, toute priorité à la substance infinie naturelle, sont également incapables
de penser le passage de l'infini au fini. Or ce passage, cette articulation, consti¬
tue, selon lui, la tache de toute philosophie : à savoir rendre compte du lien entre
les idées et la nature. Schelling estime ainsi que la postulation de l'objet infini
chez Spinoza (la nature en substance divine, Deus sive Natura) requiert la dis¬
solution du moi fini dans cet infini, faute de quoi la nature n’est pas le tout, elle
reste un simple objet fini face au moi. Mais cette attitude s’avére contradictoire
car pour rejoindre cet infini naturel, le sujet doit s’effacer comme tel. Or s’il
disparaît, il n’y a plus de philosophie possible. Sans objet réel face à un sujet, il
n'est pas de réflexion envisageable. « Nous nous réveillons de l'intuition intellec¬
tuelle, note Schelling, comme d’un état de mort. Nous nous réveillons par ré¬
flexion, c'est-à-dire sous la contrainte d’un retour à nous-mêmes. Mais sans
résistance, nul retour, sans objet, nulle réflexion ne sont pensables. On appelle
vivante une activité qui s'oriente uniquement sur des objets, et morte celle qui
se perd en soi-même”. »
Novalis connaissait bien ce texte de Schelling, qu’il lit en plein travail du
deuil, après la mort de sa jeune fiancée, Sophie von Kühn. Or, chez Novalis,
marqué par les sciences naturelles de Goethe et par sa propre formation d'ingénieur
et de géologue, ce rapport au réel est également décisif, y compris philosophiquement.
Loin de l'imagerie consacrée par une certaine tradition d’un poète éthéré, perdu
dans la rêverie et ses états d’âme (mythe entretenu par le romantisme lui-même),
Novalis recherche des objets solides et résistants, et pas seulement fluctuants et
mobiles ; des objets sur lesquels éprouver l'infini de la pensée et de l'imagination.
Assurément, Novalis exalte la puissance de la vie intérieure donnant accès à des
vérités ultimes, à l’intuition de l’espace et du temps infini. «Le chemin secret,
écrit-il en ce sens, va vers l’intérieur, c'est en nous ou nulle part que se trouve
l'éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir!®.» Mais l'importance accordée