retourne la perspective, la perception met le sujet en danger: on sait le pouvoir
des images, le traumatisme que peut provoquer la vue de scénes terribles. Par la
perception, c’est quelque chose du monde qui entre en nous, et nous ne sommes
nulle part à l’abri. Il a fallu la phénoménologie pour redécouvrir ce que savaient
les Grecs, et que la philosophie du sujet avait fait oublier, à savoir que le monde
nous atteint en permanence parce que nous sommes au monde.
Si cette ouverture à l'extérieur, que constitue la perception, nous rend
éminemment vulnérables, et nous fait prendre conscience que nous ne sommes
pas des forteresses autonomes, elle peut aussi, inversement, nous enrichir en
faisant entrer en nous quelque chose de grand ou même de sublime. C’est
précisément ce qui se passe dans la contemplation: le sujet vise à s’abolir dans
une union avec le grandiose qu’il contemple, même si cette visée n’abolit pas
réellement le moi qui contemple. L'ouverture perceptive sert alors à sortir de soi,
à s’oublier pour se fondre dans le sublime contemplé, mais cet oubli n’est que
celui du petit moi initial, puisque, dans la contemplation, il se perd pour se
trouver dans un état d'expansion qui lui donne justement le sentiment de
transcender ses limites. La contemplation vise l’extase, l'expansion au-delà des
limites de la personne, du sujet concret. En ce sens, dans la contemplation, on
expérimente un dépassement de sa finitude. Le sentiment d’infini, qui s'associe
si naturellement à la contemplation, n'implique donc pas nécessairement l'existence
d’un infini, il résulte du fait que cet usage extrême de la perception, qu'est la
contemplation, nous faisant sortir de nous-même, nous met dans un état de non¬
finitude, d'expansion d’être, qui nous donne le sentiment de l'infini parce que nous
avons l'impression de ne plus avoir de limites. Contempler l'infini, c’est utiliser
l'ouverture de l'être qu'est la perception, pour transcender sa finitude, mais non
pour affirmer l'existence positive de l'infini, c’est faire corps avec le monde.
Si nous reposons notre question initiale: «les Grecs ont-ils contemplé
l'infini ? », elle se présente donc d’une manière différente, puisqu'elle passe par
une question préalable : quelle conscience les Grecs avaient-ils de leur finitude ?
Nous pouvons ici mesurer l'importance du décalage anthropologique qui nous
sépare d'eux. La clôture et l’essentialité du sujet, qui conduisent au moi solipsiste
dont Descartes n'arrive pas à sortir, n'existent pas pour les Grecs. Ceux qui sont
allés le plus loin dans la prise de conscience de soi, les Stoïciens, situent ce que
nous considérons comme le sujet, dans la prohairesis, faculté de choisir, ce qui
fait du moi stoicien un étre-au-monde, dont la valeur s'établit dans la réaction
par laquelle il répond aux sollicitations extérieures. Le sage est celui qui ne tombe
pas dans les piéges des erreurs d’appréciation qui nous font intervertir la hiérarchie
des valeurs en surinvestissant des choses sans intérét réel. Et la sagesse consiste
non pas à devenir une grande âme, ce qui n’aurait pas de sens pour les Grecs,