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LES GRECS ONT-ILS CONTEMPLÉ L'INFINI

incompréhensible, et le statut de l’image toujours incertain: est-elle corps ou
pensée ? Quel rapport peut-il y avoir entre une représentation incorporelle et le
corps qu’elle représente ? Le dualisme cartésien s’en tire en postulant une réponse
physiologique, la glande pinéale, à ce problème ontologique, ce qui est épistémo¬
logiquement inadmissible : on ne transfère pas à un organe la sortie d’une impasse
métaphysique. L’inversion d'ordre est inacceptable: si on se donne un cadre
métaphysique, c’est lui qui doit déterminer la fonction des organes, qui ne sauraient
évidemment résoudre directement un problème posé par ce qui les encadre.

Descartes construit une philosophie du sujet, qui oppose le moi au monde,
et il doit passer en force pour les relier. Malebranche refuse le subterfuge
physiologique de la glande pinéale, et doit passer par Dieu pour régler le rapport
de l’homme au monde, ce qui a un coût théorique exorbitant. Leibniz propose
une solution qu'il juge plus économique, mais dont le coût reste inacceptable:
chaque être est dans sa bulle de réalité virtuelle, mais tous les êtres ont été
coordonnés de manière que leurs réalités virtuelles perçues correspondent
réellement, de sorte que c’est comme si on percevait véritablement le monde
extérieur tel qu’il est, alors que ce que nous percevons n’est qu'une représentation
inscrite en nous, mais qui se trouve être parfaitement conforme à la réalité, en
vertu de l’harmonie préétablie. Pourquoi une hypothèse aussi coûteuse ? Pour
sauver la substance, ou, si on préfère, la monade, qui doit être une unité close,
«sans portes ni fenêtres ». Leibniz veut à tout prix sauver la surinterprétation
scolastique de la substance aristotélicienne, qui fait du sujet une totalité à laquelle
arrivent les accidents, qui dépendent de cette substance. Les philosophies
classiques, comme toutes les philosophies, sont évidemment irréfutables : toute
théorie un peu élaborée est irréfutable, du simple fait qu’il suffit d’y ajouter les
postulats nécessaires et les hypothèses 44 hoc dont on a besoin pour répondre
aux critiques. Il arrive simplement un moment où la masse de l'appareil théorique
arbitraire que constituent ces postulats et ces hypothèses devient tellement
lourde, que l’ensemble cesse d’être crédible. Leibniz est génial, et sa conception
de l’espace est compatible avec celle d’Einstein, ce qui n’est pas le cas de Newton,
mais personne ne peut croire à l’harmonie préétabliel°.

Entre le dualisme, qui rend le sujet étranger à son corps, et la philosophie du
sujet, qui ne peut plus relier le sujet au monde, les impasses de la philosophie
classique excluaient la réalité de la perception, qu'il fallait faire passer soit par
la glande pinéale, soit par Dieu, soit par l’harmonie préétablie. C’est que, si on

1 Notons au passage que les Stoïciens avaient très pertinemment compris les impasses du dualisme,
et mis en place ce que j’ai appelé une métaphysique de l'information, v. J.-J. Duhot, « Le stoïcisme ou
le matérialisme impossible. Une métaphysique de l'information. ». In Philosophie Antique, 2005.

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