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JEAN-JOEL DUHOT

aux antipodes de la contemplation. En effet, la contemplation s’ouvre avec le
silence de l’intelligence rationnelle, dont la théorie et le théorème sont les
manifestations les plus emblématiques. Si donc les Grecs expriment les produits
de la rationalité conceptuelle sur la même racine qui renvoie à ce que nous
appelons la contemplation, c’est qu’ils ne voient pas du tout la même chose que
nous dans la contemplation.

Qu'est-ce qui oppose radicalement, pour nous, contemplation, d’une part, et
théorie et théorème, d'autre part ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi l'effacement
de l'intelligence rationnelle est-il nécessaire à l’éveil de la contemplation ?
Contempler n’est pas penser, encore moins raisonner, c’est s’abîmer, se perdre
dans le spectacle contemplé: le point limite de la contemplation est l’idéal d’une
fusion avec ce qui est contemplé. Dans la contemplation, le sujet vise à disparaître
dans l’objet, à se fondre en lui. Quand on contemple un paysage magnifique, on
se sent aspiré par lui, on oublie sa singularité individuelle pour s'unir à la beauté
grandiose qui nous plonge dans une contemplation qui est un état modifié de
conscience, dans lequel on échappe à son identité pour se sentir étendu jusqu’à
l’immensité sans fin de la beauté qui nous attire. Le temps disparaît, et, avec lui,
le souci des réalités concrètes et de l’organisation rationnelle des choses.

Or cette caractéristique fusionnelle de la contemplation, dans laquelle l’objet
disparaît en tant que tel, puisque nous nous unissons à lui, abolissant ainsi la
distance et l’altérité, est justement l'inverse de ce qui fait la théorie et le théorème,
qui ont précisément pour fonction de saisir leur objet. Pour le dire autrement,
alors que la contemplation, attitude passive, consiste à se laisser absorber par
son objet, la théorie, qui culmine dans le théorème, opère une saisie complète
de son objet: dans le théorème, nous réalisons une construction intégrale de
notre objet. Contemplation et théorisation fonctionnent donc bien dans deux
directions diamétralement opposées, la première est passive, et la seconde active,
dans la première le sujet vise à se fondre avec son objet, tandis que dans la seconde,
il le détermine entièrement en tant qu'objet pour le saisir par son intelligence
rationnelle, qui doit, inversement, sommeiller pour que s’éveille la contemplation.

Si ces verbes theaomai et theôrein se traduisent certes par contempler, ce
n'est pas leur seul sens, ils signifient aussi observer, examiner, regarder un
spectacle. Les Grecs n’ont donc pas distingué l'observation et la contemplation,
ils désignent l’action de regarder longuement et attentivement, mais non l'état
d'esprit qui peut induire chez celui qui observe, une légère transe fusionnelle
quand le raisonnement s’efface. Le lexique grec peut donc, par le biais de
l'observation, de l'examen rigoureux, glisser de la contemplation à l’analyse
conceptuelle et à la démonstration rationnelle, en l'occurrence à la théorie et au
théorème.

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