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LES PAYSAGES IMAGINAIRES DE SYLVIE DRAPEAU

noire nous séparait de lui. Immuablement présent dans le paysage de lenfance... s
(Drapeau, Le Fleuve 7). Dominant dans le paysage géographique, formé égale¬
ment de la colline avec la maison familiale, la forét et l’usine d’aluminium, le
fleuve est identifié plus loin,® grace au toponyme explicite permettant de situer
l’action. Elle se déroule sur la Côte-Nord, région natale de Sylvie Drapeau, née
à Baie-Comeau, ville sur la rive nord du Saint-Laurent. Toutefois, l'illusion du
réel, renforcée par l’ancrage géographique précis et commandée par le geste
autobiographique, est atténuée dès la première phrase du texte avec les figures
de style qui poétisent l'énoncé: « Par beau temps, sur le fleuve, il ya comme des
diamants qui flottent, qui pétillent et qui rient. Lorsqu'on remonte, lorsqu'on
revient de ses profondeurs, à un moment, je suppose, toute cette lumière vous
explose au visage.» (Drapeau, Le Fleuve7). Loin d’être neutre, la description du
fleuve est marquée par le regard subjectif chargé de sensibilité particulière. Le
procédé de transfiguration poétique est systématique et s'applique également
aux autres composantes référentielles du paysage, souvent rattachés les uns aux
autres, comme l’illustre l'exemple suivant: «C'est la forêt derrière l’école, la
forêt bleue, la forêt des maléfices, car elle creuse, elle creuse dans la Terre»
(Drapeau, Le Fleuve 14). La répétition du thème central de la forêt, avec la reprise
du verbe creuser créent le rythme de l'énoncé. Personnifiée, chargée d’affect et
de valeurs, souvent contradictoires,” la forêt est mise en rapport avec la terre,
mais, par sa couleur bleue elle renvoie aussi au ciel et au fleuve, reliant ainsi les
trois titres de la tétralogie Le Fleuve, Le Ciel et La Terre.

Sylvie Drapeau pose donc un voile poétique sur le fond réel. Ses paysages
extérieurs ne constituent pas un simple décor pour situer l’histoire inspirée
de l'expérience vécue. Poétisés, ils deviennent signes aux multiples significa¬
tions, révélateurs souvent des paysages intérieurs, psychiques. À ce sujet,
l’excipit de la tétralogie est emblématique: «Le tragique me traverse, comme
le fleuve traverse la terre qui nous a vues naître» (Drapeau, La Terre 98). La
figure du style, devenue expression figée (la terre qui voit) suggère en même
temps l'importance de la perception visuelle du paysage.

Inscrire l’intérieur des personnages dans l’image de la nature n’a rien d’ori¬
ginal, on le sait depuis les poètes romantiques. Cependant, la reprise par l’autrice
québécoise de cette stratégie s’avère efficace. D'autant plus que Sylvie Drapeau
travaille méthodiquement la langue, la rendant imagée et musicale dans le
prolongement de la meilleure tradition poétique. Tout se passe comme si elle
s’inspirait de Paul Verlaine qui, dans son Art poétique (1884), revendique « de
la musique avant toute chose », «la chanson grise où l’Indécis au Précis se joint»,
«rien que la nuance». Soucieuse de «tordre le cou à l'éloquence », comme dirait

8 Le Saint-Laurent n’est nommé qu’à la page 28 du premier volume.

° La forêt, «familière, car parcourue mille et mille fois, dans tous ses méandres» (Drapeau, Le
Fleuve 12), est sécurisante mais aussi dangereuse, menaçante, surtout «la forêt bleue» (16),
« marécageuse», « salissante» (14).

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