SOURCES DE LA CONTEMPLATION CHEZ THOMAS MERTON
« Au lieu de voir le monde extérieur dans sa complexité déconcertante, son
cloisonnement et sa multiplicité ; au lieu de voir les objets comme des choses
a manipuler pour le plaisir ou pour le profit; au lieu de nous situer dans une
relation sujet / objet avec désir, défi, soupçon, cupidité ou crainte, le moi in¬
térieur voit le monde d’un point de vue plus profond et plus spirituel. [...] il
«voit» simplement ce qu’il voit, et ne se réfugie pas derrière un écran de
préjugés conceptuels ou distorsions verbales°*. »
Que peut-il entraîner après lui, cet éveil du moi intérieur ? Pour répondre à
cette question, Merton résume les expériences de grands contemplatifs chrétiens :
«[...] puisque notre «je » le plus profond est l’image véritable de Dieu, alors
quand ce «je » s'éveille, il trouve en lui-même la présence de Celui dont il est
l’image. Et, par un paradoxe dépassant toute expression humaine, Dieu et
l’âme semblent n'avoir qu’un seul «je». Ils sont (par la grace divine) comme
une seule personne. Ils respirent, vivent et agissent comme s’ils étaient un.
Aucun des deux n’est vu comme un objet*°. »
À la lumière de ce qui vient d’être dit, le concept du profane devenant sacré
pour le contemplatif, avec toutes les tâches banales qui accompagnent la vie
quotidienne, prend un sens plus profond : comme toute action peut être ramenée
à Dieu, puisque ce n’est plus l’homme tout seul, en soi, qui agit, mais l’homme
contemplatif dont le moi le plus profond est en union avec Dieu, ce « nouvel
homme“ » fait tout avec cette conscience «chrétienne », où chrétienne est à
comprendre dans le sens étymologique du terme: une conscience relative au
Christ.
Cette transformation intérieure qui se réalise par le biais de la contemplation
trouve son fondement théologique dans le mystère de l’incarnation relié à celui
de notre incorporation au Christ. Ces questions seront systématisées dans un
chapitre à part au sein de l’Expérience intérieure, mais le noyau de cette idée est
déjà présent dans La Nuit sans étoiles.
Pour illustrer le lien entre l’incarnation du Christ et la transformation qui
s'opère dans l’âme du contemplateur, Merton recourt dans ce roman à un épisode
de l’Itinerarium mentis in Deum de saint Bonaventure : celui-ci raconte la vision
qu'il a eue au cours d’une retraite spirituelle. Priant au même endroit que saint
François d'Assise recevant les stigmates, Bonaventure saisit, à la lumière d’une
intuition surnaturelle, le sens complet de l'événement: là, saint Francois « passa
38 Ibidem, p. 36.
® Ibidem, p. 35.
40 Merton a consacré tout un livre à ce sujet: Thomas Merton, The New Man. London, Burns &
Oates, 1961.