même temps, malgré tout ce qui vient d’être dit, un problème demeure : comment
entrer en relation avec l’Autre sans se le représenter ? Comment entrer en relation
avec l’Autre sans forme ni représentation ? Comment interpréter la manifestation
d’un visage par-delà la forme, comment comprendre l'expression dont l’exprimé
coïncide avec celui qui l’exprime ? Quel langage est capable d'exprimer et de
transmettre l’altérité radicale de l'infini ?
Or, pour ne pas aller plus loin que d’affronter le plus simple des dilemmes
esquissés jusqu’ici, des que l’Autre est reconnu comme autre moi, il perd son
altérité absolue. Suivant la réflexion de Lévinas, nous pouvons facilement avoir
l’impression de tourner en rond. Ce n’est pas par hasard si c’est justement sur ce
point-là que Derrida, l’un des détracteurs les plus influents de la Totalité et infini,
formule des objections bien aiguisées :
« Levinas parle en fait de l’infiniment autre, mais, en refusant d'y reconnaître
une modification intentionnelle de l’ego — ce qui serait pour lui un acte tota¬
litaire et violent — il se prive du fondement même et de la possiblilité de son
propre langage. Qu'est-ce qui l’autorise à dire «infiniment autre » si l’infini¬
ment autre n'apparaît pas comme tel dans cette zone qu’il appelle le même“? »
Pourtant, la possibilité de l'expérience décrite par Lévinas ne peut être mise
en doute, il paraît seulement nécessaire d’en reconsidérer les conditions
langagières. L’'ambiguïté résidant à la base de la logique de l’expression est bien
manifeste. L'expression pure est présupposée comme étant une génératrice de
sens radicalement différente de moi d’une part et, d'autre part, par le fait de la
coïncidence de l'exprimé et de celui qui l’exprime, elle se fixe dans l'immédiat,
ce qui semble démentir son hétérogénéité et son altérité. Autrement dit : la parole
définie comme pure production de sens ainsi que l’absolutisation de la révélation
de l'existence en tant que telle, semblent mettre en doute l'expression réelle qui
conteste elle-même théoriquement l'identification.
Malgré tout, le rôle que l’Infini joue dans cette première grande œuvre du
point de vue de la signifiance reste révélatrice. C’est grâce 4 cette notion que
Lévinas réussit à mettre en évidence la problématique de l’Autre irréductible au
Moi, ainsi que celle de l’extériorité qui n’a rien à voir avec la conscience. A l’aide
de ce concept, il arrive à prouver la nécessité d’une nouvelle approche du langage
selon laquelle ce n’est pas par l'intention spéciale lui attribuée que la parole se
voit revêtir de sens comme Husserl l’a préconisé dans ses Recherches logiques
(Recherche II). Pour Lévinas, l’Infini comprend la possibilité de rompre
4 Jacques Derrida, Violence et métaphysique. In J. Derrida, L'écriture et la différence. Paris, Seuil,
1967, p.183.