Chateaubriand illustre avec cet extrait le nouveau langage inconnu du
polythéisme. Lamour-passion et la religion y sont heureusement mélés et ces
sentiments n’ont point de modele dans l’antiquite. L'auteur reprend l'initiative
cartesienne de démontrer l’existence de Dieu, mais non plus selon le mode de
Vintrospection methodique: il essaie plutöt de devoiler Dieu dans le vide que son
absence instaure et accroit.
Il fait la même transposition concernant l’héritage pascalien. Déjà dans son
intention il suit l’auteur des Pensées. Ce n’est pas que Chateaubriand emprunte
aux Pensées le texte relatif aux deux infinis. Il en reprend l'essentiel sur le plan
des intentions morales :
« L'homme est suspendu dans le présent, entre le passé et l’avenir, comme sur
un rocher entre deux gouffres; derrière lui, devant lui tout est ténèbres ; à
peine aperçoit-il quelques fantômes qui, remontant du fond des deux abîmes,
surnagent un instant à leur surface, et s’y replongentf. »
Le présent et le passé sont les deux dimensions temporelles représentées ici
dans l’espace où l’on constate un mouvement vertical et horizontal simultané, à
travers l’usage de cette métaphore liquide, si chère à Chateaubriand. Cette sorte
de fleuve, auparavant symbole du temps historique, signifie maintenant
l'écoulement du temps qui est accordé à l’homme mortel.
Le voyageur de l'Amérique et l’'émigré de l'Angleterre tournent leur regard
effaré vers l'avenir et vers le passé et tous les deux éprouvent le même vertige
devant le temps qui se transforme en éternité.
« Et certes, on ne peut nier que c'est assez mal établir la durée du monde, que
d’en prendre la base dans la vie humaine. Quoi! c’est par la succession rapide
d’ombres d’un moment, que l’on prétend nous démontrer la permanence et la
réalité des choses’! »
C’est la critique de la méthode scientifique des Lumiéres, basée sur les
connaissances positives acquises par les expériences. La science ne peut pas étre
chrétienne puisqu’elle ne peut pas prouver la vérité de la foi.
Sur les traces effacées de Rousseau, Chateaubriand affirme:
« Lorsqu’on a été témoin des jours de notre Révolution; lorsqu’on songe que
c'est a la vanité du savoir que nous devons presque tous nos malheurs, n’est¬
on pas tenté de croire que l’homme a été sur le point de périr de nouveau pour
avoir porté une seconde fois la main sur le fruit de science ? Et que ceci nous
§ Génie, I, IV, III, p. 546.
7 Ibidem, I, IV, III, p. 547.