donc contraint d'imaginer une solution étrange: Dieu, premier moteur, doit
conduire, comme objet d'amour, les moteurs intermédiaires, divins eux aussi, à
tourner (par amour !) et ainsi à être le principe du mouvement cosmique... Il faut
rendre justice à Aristote: il n’a jamais été aristotélicien, pas plus, d’ailleurs, que
ses élèves. En effet, non seulement il n’a pas publié cette construction théologique
improbable, mais encore, son disciple, collaborateur et successeur, Théophraste,
montre, dans ses notes publiées sous le titre de Métaphysique, qu’il n’y croit pas,
et le Lycée n’a pas revendiqué cette position, absente de tous les débats
philosophiques de l'époque hellénistique. Bref, de l'avis même de son concepteur
et de ses proches, le Dieu intellect, contemplation pure, premier moteur par
amour, était une impasse.
Qu'en est-il de la contemplation elle-même pour Aristote, pour qu'il y voie
l'unique activité digne du divin ? L’Éthique à Nicomaque (X) développe une
conception enthousiaste du theôrein (Oewpeîv) et de la vie théorétique (8ewpnrikr)
du noûs, dont c’est l’activité, la 8ewpia, concept flottant, dont l'ambiguïté intrigue,
puisque la dérive sémantique du terme vers la rationalité discursive que porte la
notion de théorie, semble faire disparaître l'opposition platonicienne entre nous
et dianoia, intellect et raison discursive. C’est que, malgré son éloge vibrant de
la contemplation, dont l'exercice constitue le bonheur parfaitf, Aristote glisse
parfois de l’intellect au raisonnement, au point qu’il semble ne plus les distinguer.
La seule explication possible est que, s’il ne fait pas vraiment de coupure entre
l'intellectif, qui relève d’une intuition du réel, donnée dans un état modifié de
conscience, et l’intellectuel, qui résulte de l’activité normale de la pensée théorique,
c'est qu’en fait, il n’a pas expérimenté cet état modifié de conscience qui explique
aussi bien l’allégorie de la Caverne, que l'opposition du noûs à la dianoia. Dès
lors, l'éloge aristotélicien de la vie théorétique n’est rien d’autre que celui du
savant, du chercheur, du théoricien, et la glorification affichée de la contemplation
ne renvoie qu’au plaisir — un peu surjoué — de faire de la théorie. Tout ça pour
ça, donc, et Aristote escamote la fheôria sous la théorie. Tout comme il a déroulé
sous les pas de Dieu le tapis rouge de la reine d'Angleterre, lui rendant tous les
honneurs et lui ôtant tous ses pouvoirs, il a héroïsé la contemplation, partie
divine, ou, du moins — il n’est pas bien sûr — la plus divine de l’homme, en la
vidant de son essence.
Quant à l’idée elle-même que Dieu doit contempler parce que c'est l’activité
la plus noble et qui donne le plus de bonheur, elle repose évidemment sur une
confusion : ce qui rend heureux dans la contemplation, ce n’est pas la contemplation
elle-même, mais la beauté de l’objet contemplé. On éprouve du plaisir à contempler