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JEAN-JOEL DUHOT

Platon, le Dieu d’Aristote est noüs, mais, en raison de la superiorite de l’acte sur
la puissance, il doit être toujours en acte, et l’acte d’un intellect est d’exercer en
permanence son intellection, c’est-a-dire son intuition intellective. Pour le dire
autrement, le Dieu d’Aristote est dans une contemplation constante, et comme
la contemplation est, pour le Stagirite, l’acte le plus élevé qui soit, Dieu qui, du
fait méme de sa perfection, ne saurait étre que dans ce qui est le plus élevé, doit
étre uniquement dans cette contemplation. Reste un probleme: que contemple
Dieu ? S’il contemple quelque chose qui soit plus élevé que lui, il n’est pas ce qui
est le plus élevé, ce qui contredit sa perfection (dont le postulat est une évidence
indiscutée pour les Grecs de ce temps), et s’il contemple ce qui est en dessous de
lui, il fait entrer en lui — puisque sa nature est la contemplation — quelque chose
d’inférieur, qui le fait par là même déchoir de sa perfection. La seule solution qui
reste est donc l’autocontemplation divine: Dieu est tout entier dans l'acte de se
contempler, dans son autonoëse (vôno1s voñoewc), de sorte qu’il est l’acte pur de
cette contemplation de lui-même, donc de lui-même en train de se contempler
se contemplant dans une régression à l'infini de son auto-contemplation.

Une telle régression à l'infini est évidemment inacceptable pour Aristote,
aussi en élimine-t-il le risque par une affirmation radicale: dans la contemplation,
il peut y avoir fusion du sujet et de l’objet. Il refuse de voir que cette affirmation
— pur postulat sans argumentation — est contradictoire, même si elle correspond
effectivement à l'idéal de la contemplation : si, en effet, le sujet et l’objet fusionnent
réellement dans la contemplation, il n’y a plus de contemplation, du simple fait
que la contemplation implique structurellement la dualité du contemplant et du
contemplé. Que la contemplation vise la fusion du contemplant avec le contemplé,
ne signifie pas qu’elle doive se réaliser, puisque, si c’est le cas, il n’y a plus de
contemplant, et donc plus de contemplation. La solution aristotélicienne est
intenable : soit Dieu tombe dans la trappe de la régression à l’infini de son auto¬
contemplation, soit il fusionne avec lui-même dans sa contemplation, et il cesse
donc de pouvoir se contempler, alors même qu’il est l'acte de cette contemplation.

On peut rappeler au passage, que cette solution est intenable non seulement
intrinsèquement, mais aussi métaphysiquement. Elle conduit en effet à isoler
totalement Dieu, par une application stricte du principe de sa perfection absolue,
ce qui le sépare radicalement d’un monde dont il ne peut plus être le Créateur.
J'ai distingué trois formes de théologie: l’onto-théologie, la poïo-théologie et la
praxéo-théologie, la première pensant l’être de Dieu, la deuxième, Dieu comme
Créateur, et la troisième, Dieu comme acteur intervenant dans le monde.
L’hypertrophie onto-théologique d’Aristote vide la théologie de tout ce pour quoi
nous pouvons avoir besoin de Dieu pour penser le monde. Tout entier dans son
être, le Dieu d’Aristote ne peut rien faire (alors qu’il est acte pur). Le Stagirite est

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