A contrario, les paradoxes de Zénon d’Élée illustrent l’absurdité qui résulte d’un
calcul poursuivi à l'infini. L'infini est une trappe qui rend la pensée inopérante.
L’'infini est en effet source de paradoxes redoutables, qui, depuis Cantor, ont
défié les mathématiciens, et il suffit d'examiner le concept pour en constater
l’étrangeté. C’est un concept exclusivement négatif, qui ne peut être nommé que
par ce qu’il n’est pas: infini, et non par ce qu'il serait. Dans tous les couples
d’opposés, chacun a sa forme positive : bon-mauvais, gentil-méchant, riche-pauvre,
grand-petit, vertueux-vicieux..., alors que l’infini ne peut se formuler et se penser
que par la négation du fini, ce qui en fait une sorte de monstre conceptuel, un
étre qui ne peut se dire que comme non-étre. L’étre de l’infini est donc un indicible,
mais cette indicibilité nous questionne sur son étre: s’il ne peut se dire
positivement, n’est-ce pas, tout simplement, parce qu’il n’est pas ? Qui peut dire
que l'infini existe ? Pour Aristote, il est en puissance, mais non en acte.
Qu'il existe ou non, l'infini pourrait sembler à première vue une hypothèse
qui se présente naturellement à l'esprit. Il est pourtant facile de voir qu’il n’en
est rien : en effet, le contraire du fini n’est pas a priori l'infini, mais ce qui n’est
pas fini, l’inachevé, le travail non réalisé. Aux multiples sens du fini s'opposent
ceux du non fini. Les Grecs ne se sont pas attardés sur l'opposition, qui reste
pour eux purement pratique, entre ce qui est achevé et ce qui ne l’est pas. Leur
thématisation du fini ne porte pas sur l’état d'achèvement d’un projet, mais sur
l'organisation spatiale d’un objet, et le concept opératoire qui fonctionne ici est
celui de limite (pépac), qui est à prendre au sens concret du terme. De ce fait, les
Grecs n’opposent pas le fini et son contraire, opposition purement factuelle, qui
présente un faible intérêt philosophique et surtout, on l’a vu, qui ouvre une trappe
logique sans fond, mais la limite et le non-limité, ce qui n’est pas du tout la même
chose. Il ne s’agit pas, en effet, de faire jouer le limité et l’illimité, mais d’articuler
la limite, marque de discontinuité, sur le continu qu'est le non-limité (äteipov).
La limite est une frontière qui permet de transformer le continu en discontinu.
Largumentation platonicienne n’oppose pas le non-limité au limité, ce qu'on
attendrait logiquement, mais a la limite: ce ne sont pas deux contraires, et le
premier a besoin du second pour sortir du chaos. Le vrac que constitue le non¬
limité, attend des limites pour prendre forme. On comprend dés lors la principialité
de cet apeiron chez certains présocratiques: c’est une sorte de chaos originel,
quelque chose comme le tohu-bohu de la Genèse, qu’une série de découpages
met en forme par étapes. L'apeiron, que, faute de mieux, je traduis par non-limité,
est un état de vrac, auquel seul un découpage, par frontières et mesures, peut
permettre de donner une forme, un peu comme un tas de terre qu'on transformerait
en briques en la mettant dans des cases pour la faire sécher. Dans la structuration
mathématique de l’âme du monde, qu’il opere dans le Timee, Platon utilise