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Jean-Joél Duhot
Les Grecs ont-ils contemplé l’infini ?

Si on avait soumis le titre de ce colloque à un philosophe grec, il eût sans doute
été fort surpris. En effet, loin de comprendre l'évidence, certes floue, mais par¬
tagée, qui nous réunit ici, il n’aurait sans doute vu dans l’invitation à contempler
l'infini, qu'un appel à observer ce qui n’a ni ordre, ni organisation, ni structure,
c'est-à-dire un quasi-inobservable, dont l'observation ne peut, en tout cas, que
décontenancer, puisque l’absence de forme, et donc de rationalité, ne prête jus¬
tement à aucune autre observation.

D'où vient ce décalage ? De ce que les Grecs ne pensaient pas l'infini. On
s’imagine généralement que les mots ont un sens qui existe en soi, et qu’une
bonne définition permet de saisir — d'où l'importance des définitions. Pourtant,
si les mots ont un sens, à défaut de quoi aucun raisonnement ne serait plus
possible, ce sens n’est pas une donnée universelle, ce que les professeurs de
philosophie soucieux de définitions ne prennent pas toujours en compte. Aussi
paradoxal que cela paraisse, il n’y a pas de concepts premiers en philosophie:
l'historien généalogiste de la philosophie, héritier de la perspective archéologique
foucaldienne, que je suis, n’a pu qu’en faire le constat: tous les concepts philo¬
sophiques sont construits. Comme l’a montré Foucault, les concepts ne prennent
sens qu'à l’intérieur d’une épistème, c'est-à-dire d’un système sans lequel ils ne
sont rien. L'épistèmèé grecque n’a pas fait de place à l'infini, ce qui ne signifie pas
que les Grecs n'avaient pas (encore) découvert l'infini, mais qu’ils n’en avaient
pas construit les conditions d’émergence. Il serait certes tentant de voir dans
notre découverte de l'infini un progrès — nous pensons quelque chose qui aurait
échappé aux Grecs -, mais on peut aussi retourner la perspective : n’avons-nous
pas inventé un monstre que les Anciens auraient sagement tenu à l'écart ?

C'est en effet comme tel que les Grecs l’ont perçu — et fui —, puisqu'il apparaît
chez eux sous la forme de la régression à l'infini, impasse sans fond qu'il faut à
tout prix éviter, raison pour laquelle, tant pour Platon (Lois X), que pour Aristote
(Métaphysique XI 7), il doit y avoir un premier moteur. D’entrée de jeu, l'infini
est ainsi exclu par les Grecs, parce qu’il ne peut entrer dans aucun raisonnement.

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