Henri Enjalbert et l'avènement des crus
Parallèlement, était né à Bordeaux autour d'Henri Enjalbert, un autre courant
qui cherchait à comprendre, par l’utilisation de documents d’archives, les origines
de la qualité. L'article qu'il publia en 1953 dans les Annales Economies, Sociétés,
Civilisations « Comment naissent les grands crus » posa un certain nombre de
problèmes qui l’éloignèrent des affirmations développées par Roger Dion. Parmi
elles, l’idée que depuis l'Antiquité romaine, les vins du Bordelais et des autres
régions françaises étaient déjà renommés. Cette position traditionnelle fut donc
remise en cause par l’école bordelaise qui montra que le XVII° siècle fut une véri¬
table période charnière qui conduisit vers la constitution d’un vignoble de qualité
et qu'au même moment d’autres transformations apparurent dans d’autres terroirs
viticoles. Le vin de la fin du XVII siécle ne ressemblait guère à celui de l'Antiquité
et du Moyen Age car l’évolution vers la qualité s'accompagnait de l’introduction de
toute une série de nouvelles techniques.
« Les historiens de Bordeaux, tel Camille Jullian (1895) et plus spécialement
ceux qui ont traité de son commerce, Francisque Michel (1867) et Théophile
Malvezin (1892) n’ont pas manqué de noter les changements survenus dans la
production et l'exportation des vins du Bordelais au cours de la seconde moitié
du XVII siècle. Cependant, ils n’ont vu là que les modifications successives et
mineures de l’ancien état de choses existant. S'ils avaient eu à les caractériser, ils
auraient parlé « d’épisodes » ou de « péripéties » mais il ne leur serait pas venu
à l'esprit qu’il s'agissait d’une transformation radicale et de grande ampleur, en
un mot d’une « révolution ». On passe en effet, de la production traditionnelle
du claret, dont les Anglais étaient les principaux acheteurs, à une production
diversifiée : vins rouges ordinaires et vins rouges de qualité, vins blancs secs et
vins blanc semi-liquoreux, vins de chaudière donnant des eaux-de-vie ; ces dif¬
férentes boissons se vendent en Hollande et dans les pays du Nord en quantités
beaucoup plus grandes que sur le marché anglais ; surtout, on voit apparaître
les Grands Vins si bien qu’en lieu et place de l’ancienne production viticole
uniforme et banale, on passe à la nouvelle production, qualitativement hiérar¬
chisée, celle-là même qui caractérise, de nos jours, la viticulture girondine. (...)
En même temps, ou peu après, Tokay en Hongrie, les Pays Rhénans, la Bour¬
gogne et la Champagne, Cognac, Xérès et Porto faisaient des découvertes ana¬
logues, tout en inventant la surmaturation, le mutage et la champagnisation.
II s'établit ainsi une sorte d’aller et retour entre les actions des hommes et les
capacités du milieu. On pourrait même parler ici d’un déterminisme après coup
puisqu'il faut que l’homme tente ses chances sans savoir à l’avance, autrement
que par intuition, si le milieu répondra à son appel. »
5 Henri Enjalbert, « La naissance des grands vins et la formation du vignoble moderne
de Bordeaux : 1647- 1767 », dans Alain Huetz pe Lemps , Géographie historique des
vignobles, tome 1, Vignobles français, Paris, Editions du CNRS, 1978, p. 59 — 61.