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LES PAYSAGES IMAGINAIRES DE SYLVIE DRAPEAU s’adresse à son grand frère Roch, noyé dans le fleuve. Le présent dénonciation met en relief la douleur que la narratrice ressent en relatant l'événement tragique survenu lorsqu'elle a eu cinq ans: «Te voilà qui reviens de si loin. Tu as sauté à l’eau dans un grand cri de joie féroce, sans savoir à quel point elle avait changé de l’intérieur [...]. Soudain tu disparais. Puis tu remontes à la surface et disparais encore, remontes, et t’enfonces de nouveau. Tu te débats, puis tu te fonds à l'ombre horrible, aspiré par elle» (Drapeau, Le Fleuve 29). Pivot de la narration dans Le Fleuve, la noyade met fin à l'enfance joyeuse de la fratrie. Pourtant elle constitue le début d’une série de malheurs qui s’abattent sur cette famille traditionnelle qui observe scrupuleusement les préceptes de l’Église. La mère de famille, meurtrie à vie et rongée par la culpabilité, est le destinataire du volet suivant, intitulé Le Ciel et construit autour de sa vie, sa maladie et sa mort. Antonyme du même imaginaire, L'Enfer est dédié à la mémoire du frère schizophrène suicidé. Enfin La Terre, volume centré sur la mort de la sœur, débouche sur l’apaisement de la narratrice qui, après sa fatigue professionnelle, se réconcilie avec le passé et retrouve l'envie de vivre. Dans ce volet, le plus intime du cycle, la narratrice-personnage dévoile son identité’: en se révélant comédienne, elle se rapproche du pacte autobiographique (Lejeune). Le récit n’est pas linéaire, même si l'agencement de l’histoire respecte l’ordre des décès successifs. Les tranches de vie essentielles, disséminées sans chronologie dans les quatre volets, sont judicieusement organisées : la noyade, l’évènement-clé, est rappelée fréquemment. Sont souvent réitérés dans le récit les titres de la tétralogie. Cités directement ou rappelés à l’aide des champs lexicaux s’y rattachant (par exemple les vagues, le torrent, le marais, l'eau, enraciner, etc.), les intitulés interconnectés mettent souvent en relief une situation ou un état d'âme. Est ainsi souvent repris dans la narration le mot enfer, l’image du calvaire du frère schizophrène: «Les voix reviennent et te ramènent vers l'enfer [...] et nous ramènent vers l'enfer avec toi » (Drapeau, L'Enfer 73). Le Ciel, évoquant le décès de la mère, est rattaché, par le biais du verbe enraciner, au titre du dernier volet, La Terre: «Ta maladie [...] t'a envoyée au ciel. La mienne m'a enracinée » (Drapeau 80). Les titres suggèrent, à l’aide des champs lexicaux, les analogies entre les paysages extérieurs et les éphémères paysages de l’âme. Ainsi la narratrice épuisée éprouve «ce torrent d'émotions inconfortables» (Drapeau, L'Enfer 74), perçoit «les vagues de gris, avec l'angoisse » (Drapeau, L'Enfer 73), «sent la vague [la] traverser dans toute sa violence » (Drapeau, La Terre 37). La narration avance en dépit de nombreux retours en arrière. La prolepse initiale du Fleuve, parole adressée au frère décédé, fait ainsi place à l’analepse qui évoque l'incontournable prière matinale. Cette scène emblématique, renvoyant aux titres Le Ciel et L'Enfer, souligne l’importance pour la famille de la 5 Voir notamment la scène où les amis de son père «sont ravis de voir l'actrice de près, d’être servi par l'actrice» (Drapeau, La Terre 85). .35 +