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JEAN-JOEL DUHOT ny a pas d’infini, mais un ordre cosmique fini, dans lequel l’homme trouve sa place. La grandeur divine est telle que rien ne peut être pensé de plus grand (qua nihil maius cogitari potest)'*, formule étonnante en ce qu’on la retrouvera presque identique dans la preuve ontologique de saint Anselme (aliquid quo maius cogitari non potest!#). Dieu bloque donc la course à l'infini, tout comme la première cause de Platon et le premier moteur d’Aristote. Dieu est la limite qui empêche toute grandeur d’aller à l'infini, puisque rien n’est plus grand que lui. Il est ipso facto principe de finitude, mais lui-même, par quoi est-il limité ? Paradoxalement, par rien d'autre que sa perfection, puisqu'il ne peut y avoir en lui de processus ontologiquement inachevé. Est-il pour autant fini ? Non, puisque les qualificatifs n'ont plus de sens direct dans son cas, simplement parfait : l'au-delà de la finitude nest pas l’infini, mais la perfection. Dieu est total comme dit Sénéque (totum; solus est omnia"“), ce qui exclut qu'il soit infini, et il exclut lui-même l'infini du créé par sa grandeur que rien ne peut dépasser, ce qui rend l’infiniment grand impensable. Si on comprend l'infini comme ce qui n’a pas de limite, ce par rapport à quoi on peut toujours concevoir quelque chose de plus grand, il est incompatible avec le Dieu tel qu’on ne peut rien concevoir de plus grand. Les Anciens savaient que l'infini est un piège, et ils ont utilisé Dieu pour y échapper. Les Grecs n’ont donc pas contemplé l'infini, et si nous avons le sentiment de le contempler, est-ce vraiment lui que nous contemplons, et non pas, plutôt, le pôle opposé de notre finitude, ce qui, dans l’intensité de la perception la plus pleine possible, nous donne l’impression de dépasser les limites de notre petit moi, d’utiliser ouverture perceptive pour nous glisser le plus possible dans la plénitude d’une beauté qui nous fait sortir de nous-même ? Contempler, c’est, pour nous, dépasser notre finitude. Et nommer l'infini, c'est évoquer l’altérité absolue qui nous donne l'impression de sortir de nos limites. Et quel que soit l'usage, désormais si banalisé, de la langue courante, et celui, technique, rigoureux et se voulant précis, qu'en font les mathématiques, l'infini ne parvient pas à trouver de dénomination positive. Il marque une frontière sémantique qui nous sépare irrémédiablement de l’indicible, ce qui constitue rien de moins qu’une expérience de théologie négative. Le premier paradoxe de l'infini est de nommer un indicible sans jamais pouvoir le dire, moment sans doute unique où l'arbitraire du langage se heurte 4 une réalité qui le dépasse, et qu’on ne peut dire parce quelle transcende irrémédiablement notre pensée. 12 Ibidem, 1, 13. 8 Proslogion 3. 14 Questions Naturelles I, 13. +30 +