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années 1750, caractérisait ainsi les vins de cette péninsule : « La Crimée produit d’excellent vin & en abondance : il est tout blanc, fort léger & très-diurétique ; il ny a que le vin du canton de Soudag qui soit fort, & on peut le mettre au rang des vins de liqueur. Les cantons dont les vins sont les plus estimés sont Soudag, Belbek, Katchi & Elma. La plus grande quantité de ces vins se débite dans le pays. Les Kosaques d’Ukraine & les Zaporoviens en enlevent cependant cent mille ocques chaque année, qu’ils transportent par charriots de mille à quinze cents ocques de potée*’. » Dans son ouvrage encourageant le commerce frangais dans cette région, Peyssonnel racontait que les habitants n’y faisaient que des vins blancs ne connaissant pas les méthodes de fabrication des vins rouges. D’aprés son expérience personnelle, le vin rouge de Crimée pouvait aussi être excellent, mais inférieur à la qualité du vin liquoreux local qui avait de véritables atouts pour le transport : « En 1757, jachetai la récolte de la vigne du Muphti de Crimée, & je fis faire par mes domestiques du vin rouge délicieux pour la provision de ma maison : l'apparition de ce nouveau vin du crû du pays fit quelque bruit dans la ville ; bien des personnes vinrent me demander mon secret : je ne doute pas qu'on en ait fait usage, & que le vin rouge ne devienne bientôt très-commun. On doit observer que de tous les vins de Crimée, il n’y a que celui de Soudag qui puisse souffrir le transport par mer ; les autres sont trop légers pour y résister“. » Nous ne pouvons que présumer l'existence d’un transfert de savoir entre les vins liquoreux de Tokaj et de Crimée, en raison des relations très étroites entre les deux pays pendant les guerres turques, mais le témoignage d’un autre consul de France nous éclaire davantage sur les chemins des vins de Tokaj vers cette contrée. Le baron de Tott, fils d’un émigré hongrois de l’entourage de Räkôczi et grand voyageur de l’époque des Lumières, fut nommé consul de France en Crimée en 1767, au moment de la crise de la Pologne. Après avoir passé trois ans dans ce pays, il nous laissa des descriptions intéressantes de la viticulture en Crimée“* ainsi que de la consommation du vin à la cour des Khans tatars. Il parcourut la Pologne, l'Ukraine de la Crimée dans les années 1767-1769 et il fut chargé des missions secrètes auprès des confédérés polonais et des khans des Tatars de Crimée. Le baron de Tott accompagné d’un envoyé tatar apprécia déjà le bon vin de Tokaj dans l’en# Charles de Peyssonnel, Traité de commerce de la Mer Noire, tome I, Paris, p. 161. 8 Idem. p. 162. * « La maniere dont on cultive la vigne en Crimée ne saurait améliorer la qualité du raisin : l’on voit avec regret que les plus belles expositions du monde n'ont pu déterminer les habitants à les préférer aux vallons ; les ceps y sont plantés dans des trous de huit à dix pieds de diametre sur quatre à cinq de profondeur. Le haut de l'escarpement de ces fosses, sert de soutien aux branches du cep, qui en s'y appuyant, couvrent tout l'orifice de feuillages, au-dessous desquels pendent les grappes, qui par ce moyen y sont à l'abri du soleil, & abondamment alimentées par un sol toujours humide & même souvent noyé par les eaux de pluies qui s'y rassemblent. On effeuille les vignes un mois avant les vendanges, après lesquelles on a soin de couper le cep près de terre ; & le vignoble submergé pendant l’hyver par le débordement des ruisseaux, laisse un champ libre aux oiseaux aquatiques. » Mémoires du baron de Tott sur les Turcs ef les Tartares, Maestricht, 1785, éd. Ferenc Téth, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 190. 63